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De l’intêrét d’un «rurbanisme»

Il est temps de statuer sur l’intérêt que pourrait revêtir l’émergence d’une discipline rurbaine afin de palier aux limites et écueils des disciplines actuelles de l’Aménagement, en particulier de l’Urbanisme.

Ce dernier dont l’objet d’étude est principalement la ville sous toutes ses formes, n’est que très rarement en capacité de répondre de façon pertinente aux problématiques de transformations des espaces rurbains car il omet de considérer la facette rurale de ces territoires, en particulier les espaces agricoles, humides et forestiers. Ces derniers sont soit sanctifiés, soit ils servent de futurs réservoirs fonciers lorsqu’ils sont en limites de bourg, de voies ou de hameaux.

Au cours du XXème siècle, une discipline nommée Ruralisme a émergé comme pendant de l’Urbanisme en ayant pour vocation de s’occuper spécifiquement de l’aménagement des territoires ruraux. Le titre d’un article du quotidien Le Monde daté de 1959 annonçait à l’époque qu’il fallait «créer le Ruralisme comme on a créé l’Urbanisme » (1). Cette émergence a été progressive. Aux alentours de 1916, apparaît le terme de « ruralisme » sous la houlette d’un ingénieur du génie rural, des eaux et des forêts nommé Monsieur Vigneron. Puis, un centre d’étude pour le ruralisme et l’aménagement des campagnes (CERAC) voit même le jour ce qui démontre une volonté institutionnelle de se doter de moyens pour aménager les espaces ruraux. Ainsi, l’architecte Gaston Bardet participe à des missions pour le compte de cette institution. Il réalise notamment une étude à Arinthod dans le Jura entre 1965 et 1967, puis une seconde à la Hinchère en Vendée, entre 1966 et 1970. Celles-ci sont conduites dans le sillon d’un programme nouveau nommé « secteurs pilotes d’aménagement rural ». Malgré ces quelques faits d’armes, cette discipline finit par tomber en désuétude et sombre dans l’oubli au profit d’autres telles que l’Urbanisme et le Paysagisme.

Désormais, les aménagements des emprises agricoles, y compris toutes les installations bâties contemporaines y prenant place, sont très souvent le fruit de logiques fonctionnalistes découlant d’un système agricole industriel appuyé ponctuellement, tantôt par les Chambres d’Agricultures départementales (CA), tantôt par les Sociétés d’Aménagement Foncier et d’Etablissement Rural (SAFER) ou bien encore les commissions départementales de la préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF). Certes les quelques rares exploitants agricoles restants gardent une marge de manœuvre pour agir sur leurs parcelles et installations, mais ils ne sont pour ainsi dire quasiment jamais épaulés par des architectes des bâtiments et des territoires.

Ainsi, malgré une certaine hybridation des modes de vies dans le cadre d’une dynamique de rurbanisation, les facettes rurales et urbaines de ces territoires restent majoritairement déconnectées.

Cette scission est désormais tellement criante que les emprises agricoles situées au plus proche des villes et des bourgs, dans leur grande majorité, ne servent plus à approvisionner les étales et les cantines locales, mais les marchés nationaux et internationaux. L’étude intitulé « autonomie alimentaire des villes » réalisée en mai 2017 par le cabinet Utopie rappelle que très peu d’aires urbaines françaises arrivent à atteindre un niveau d’autonomie alimentaire supérieur à 5 % » et qu’en outre « le métabolisme alimentaire de nos territoires peut sembler absurde car en moyenne, sur les cent aires urbaines analysées, 98 % de l’alimentation est composée de produits agricoles « importés » alors que dans le même temps 97 % des produits agricoles locaux sont « exportés ».

Ainsi, pour nombre d’habitants des communes rurbaines, les espaces agricoles ne sont plus qu’un décor produisant l’illusion d’une ruralité. Faute de penser ou de mettre en œuvre des synergies profondes entre les emprises citadines et agricoles des territoires rurbains, mais aussi urbains, ces derniers n’ont qu’une résilience très limitée. Face à des chocs systémiques majeurs, il n’est absolument pas certain que les habitants de très nombreuses communes françaises soient en capacité de se nourrir, faute de chaînes de valeurs agricoles locales.

Pour autant, certains concepteurs dont des architectes, ainsi que des chercheurs, ont compris que la discipline urbaine même associée au Paysage récemment sorti de son berceau ne pouvaient à eux seuls provoquer un changement paradigmatique suffisant en ce qui concerne notamment l’aménagement des territoires.

Ainsi André Corboz rappelle qu’ « il est évident que le fondement de la planification ne peut plus être la ville, mais ce fonds territorial auquel celle-ci doit être subordonnée. Il l’est tout autant que l’aménagement n’a plus à considérer uniquement des quantités et qu’en intégrant la forme du territoire dans son projet, il lui faut acquérir une dimension supplémentaire » (2).

Mais, plutôt que de parler d’un « territorialisme », il paraît plus cohérent dans un souci de transition de mettre en œuvre un « rurbanisme » dont la vocation serait de penser le territoire de façon synergétique et non plus en silo comme à l’heure actuelle, avec d’un côté l’Urbain et de l’autre, le Rural. L’urbanité et la ruralité sont des notions qui gardent du sens pour une partie significative des populations. Elles peuvent donc être un terreau fertile pour asseoir le rurbanisme en tant que discipline.

Il n’est donc plus nécessaire de se positionner forcément comme appartenant à tel ou tel groupe mais de considérer qu’en tant que rurbain nous habitons la biosphère et qu’il est tout à fait souhaitable de considérer la condition rurbaine comme étant la plus propice à créer des symbioses au niveau des territoires. A ce titre, La lente dilution des espaces ruraux prophétisée par Karl Marx et Friedrich Engels en leur temps du point de vue la pensée de gauche, avait également été anticipé par l’auteur anglo-saxon Charles Kingsley qui, dans son ouvrage Great Cities datant du XIXème siècle, prédisait « une complète interpénétration de la ville et de la campagne, une complète fusion de leurs modes de vie et une combinaison des avantages de chacune, telles qu’aucun pays dans le monde n’en a jamais vu. » (3). Le rurbain a donc potentiellement vocation à devenir un forme de catalyseur témoignant des évolutions contemporaines des modes de vie. D’un côté, il y aurait une rurbanité à dominante urbaine et de l’autre une rurbanité tendanciellement rurale.

L’un des principaux enjeux de cette discipline, fort de cette approche territoriale transversale, est de produire des habitats à dominante symbiotique. Par « habitat », il faut entendre ici « un espace ou un lieu qui offre des conditions qui conviennent à la vie d’une espèce animale ou végétale » (25), et non pas seulement les constructions dédiées au logement. En effet, l’un des problèmes majeurs que rencontrent l’Humanité, en particulier à l’aune de modes de productions capitalistes et communistes, est d’exercer des prédations massives au sein de la biosphère à tel point que de nombreuses espèces ont disparu et que la survie d’autres est à ce jour menacée. Sans compter, bien évidemment, tous les impacts négatifs que cela engendre aussi sur les êtres humains, qu’il s’agisse des famines, des pollutions, des altérations des climats, des conflits militaires, etc. Il est donc de notre responsabilité d’architecte de penser les habitats du futur en limitant le plus possible des prédations de matières non renouvelables, ainsi que les externalités négatives liées aux bâtiments et aux aménagements extérieurs. Nous nous devons en tant que concepteur-aménageur de créer dans les terroirs les conditions d’émergence de multiples symbioses afin de développer la biodiversité, de favoriser une alimentation locale agro-écologique, de contribuer à la production de matériaux bio-sourcés, de bâtir des constructions « neutre en prédation », etc.

Pour ce faire, il est indispensable de conceptualiser autant les bâtiments que les territoires dans lesquels ils s’inscrivent en cherchant à optimiser le plus possible les interactions symbiotiques. S’il est fait mention d’habitat à « dominante symbiotique », cela est envisagé dans l’optique de montrer que les principes d’organisation des habitats sont majoritairement propice à créer et entretenir des symbioses, de sorte à ce que les prédations nécessaires à l’existence des êtres humains puissent être rendues possibles, sans excès aucun. La perpétuation de l’espèce humaine et des conditions d’une vie digne reposent sur un équilibre fragile entre symbiose et prédation. L’enjeu de la création de symbioses dans une perspective multi-scalaire est donc de produire une neutralité de nos prédations sur la biosphère. Ainsi, nous pourrons continuer à profiter d’un confort tout à fait correct bien que frugal tout en préservant les conditions de vies dignes pour les générations du futur, tout en assurant un partage des ressources nettement plus égalitaire qu’il ne l’est à l’heure actuelle.

Différents projets menés par Perm’A’berS entendent participer à l’émergence d’un Rurbanisme dont l’une des finalités est de contribuer à produire des habitats dont les symbioses compensent en tous points les prédations exercées par l’espèce humaine sur la biosphère. Dans cette perspective, les conditions d’un équilibre aussi précaire soit-il peuvent être potentiellement réunies. A long terme, une transformation qualitative des territoires et une atténuation profonde des déséquilibres produits par les dynamiques rurbaines sont envisageables.

(1) DE VIRIEU François-Henri, Il faut créer le ruralisme comme on a créé l’urbanisme, Le Monde, 1959.

(2) CORBOZ André (1983), Le territoire comme palimpseste, Diogène, p 14 à 35.

(3) https://www.cnrtl.fr/definition/habitat

(25) Définition du terme habitat - https://www.cnrtl.fr/definition/habitat

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